L'héroïque résistance du meunier aixois : mythe ou réalité ?
Je me suis toujours interrogé sur un fait qui est rapporté par certains auteurs (cf. infra) faisant référence aux événements de septembre 1757 survenus sur l'île d'Aix : la résistance du meunier, retranché dans son moulin, ripostant contre les envahisseurs britanniques. Décryptons ensemble cette affaire.
Dans un premier temps, je vous propose quelques extraits de documents narrant clairement les faits. A la fin de chaque extrait, je laisserai, entre crochets, un petit commentaire.
L'origine de cette histoire a été retranscrite ainsi (suivront ensuite les autres références, par année de parution) :
Dans un premier temps, je vous propose quelques extraits de documents narrant clairement les faits. A la fin de chaque extrait, je laisserai, entre crochets, un petit commentaire.
L'origine de cette histoire a été retranscrite ainsi (suivront ensuite les autres références, par année de parution) :
In Annales maritimes et coloniales, 1820. Extrait de (N°5) Quelques notes sur l’île d’Aix et sur ses productions naturelles, par R. P. Lesson, pp. 51 à 65. Page 56, note de bas de page :
« Une tradition orale a conservé dans le pays le souvenir d’une action de bravoure aussi héroïque que celle de Barbanègre à la belle défense d’Huningue. Un meunier, dont le moulin était situé à l’endroit dit La Sommité, et auquel on ne pouvait parvenir qu’en passant dans un sentier étroit entre deux espèces de marais submergés, qu’on peut encore reconnaître aujourd’hui, s’y barricada avec un parent qui y fut tué, et soutint les attaques des Anglais, qui, ennuyés des pertes qu’ils éprouvaient, et pénétrés de l’idée que le moulin était plein d’hommes armés, lui envoyèrent un parlementaire pour lui accorder une capitulation. Il la reçut, et les couvrit de confusion en sortant seul de son moulin. »
>>> [Il est noté en première note de bas de page 51 que Lesson s’est rendu sur l’île d’Aix en août 1819 ; il était alors âgé de 25 ans].
In Petite histoire de l’île d’Aix à travers les temps, par Docteur E. Garnier, 2012 (1ère éd. 1909). Extrait de l’épisode de 1757 (pp. 107 à 118). Page 110 :
« Lesson rapporte qu’un meunier, habitant le moulin de la Sommité, s’y était barricadé avec un de ses parents, et de là, tiraillait sur les Anglais ; son compagnon ayant été tué, il continua seul à faire le coup de feu. Ce moulin était placé entre deux marais submergés et communiquait avec l’île par un simple sentier fort étroit, aussi l’accès en était-il difficile et les attaques des assaillants restaient-elles infructueuses ; finalement, ennuyés des pertes qu’ils subissaient et croyant que le moulin contenait un grand nombre de combattants, ils envoyèrent un parlementaire accordant la capitulation. Le meunier le reçut, accepta de capituler, et les Anglais, confus, le virent sortir seul de ce moulin, qu’ils croyaient plein de monde. »
>>> [Garnier cite clairement Lesson (Annales maritimes et coloniales, 1820)].
In Les brûlots anglais en rade de l’île d’Aix (1809), par Jules Silvestre, 1912. Extrait du chapitre 1 (pp. 1 à 10), épisode 1757 (pp. 4 à 9). Page 9 :
« (...) Quelques quarante ans plus tard, R. P. Lesson pouvait recueillir, de la bouche d’un vieillard, cette anecdote qu’il a racontée dans les Annales maritimes et coloniales, en 1820 :
Un meunier, dont le moulin était situé à l’île d’Aix, à l’endroit dit La Sommité, et où l’on ne pouvait parvenir qu’en passant par un étroit sentier à travers un marais difficile, s’y enferma avec un de ses parents, s’y barricada et soutint l’attaque. Les Anglais le cernaient ; ils étaient nombreux et tiraillaient sans relâche ; les meuniers ripostaient et tiraient juste, si bien que les assiégeants, inquiétés par les pertes qu’ils subissaient et convaincus que le moulin était plein d’hommes armés, envoyèrent un parlementaire qui offrit une capitulation honorable. La garnison accepta et Jacques Bonhomme sortit avec armes et bagages, mais sans tambour, et pour cause. Il était seul : son parent avait été tué. Nous signalons ce tableau à M. Edouard Detaille, comme un modeste pendant à sa superbe « Reddition d’Huningue ». »
>>> [Silvestre cite Lesson (Annales maritimes et coloniales, 1820). Ajoutons que l'on reste dubitatif sur les "quelques quarante ans plus tard", autrement dit 40 ans après 1757, ce qui nous amène en 1797 : Lesson n'était alors âgé que de 3 ans ! Par ailleurs, un nom est ici révélé : "Jacques Bonhomme". Où Silvestre a-t-il trouvé cette information, laquelle n'est nullement évoquée par Lesson ?].
In "Actes du 87e congrès national des sociétés savantes, 1962" ; section d’histoire moderne et contemporaine. Extrait de La prise de l’Île d’Aix par les Anglais en 1757, par J.-C. Devos, pp. 417 à 430. Page 427 :
« (...) Le meunier du moulin de la Somnité (sic), dont la maison entourée par les marais était d’un accès difficile, aurait résisté avec l’un de ses parents et obtenu une capitulation ». »
>>> [Devos cite Lesson (Fastes historiques et archéologiques de la Charente-Inférieure…, 1842, cité par le docteur Garnier). Source impossible, aucune référence à cet événement dans l’ouvrage cité ; confondu probablement avec Annales maritimes et coloniales. On constate néanmoins à travers cet extrait que Devos semble émettre quelques doutes, en utilisant le conditionnel].
In Histoire de l’île d’Aix, par P. A. Berniard, 2006 (1ère éd. 1993). Extrait du chapitre V : L’île d’Aix et la guerre de Sept Ans (pp. 47 à 51). Page 49 :
« (...) Mais le meunier du bourg, le vigoureux Jacques Bonhomme, ne l’entend pas ainsi : son moulin à vent était situé près de l’Anse de Tridoux « dans un endroit où l’on ne pouvait parvenir qu’en passant par un étroit sentier à travers un marais difficile. Il s’y enferma, s’y barricada et soutint l’attaque. Les Anglais le cernaient ; ils étaient nombreux et tiraillaient sans relâche ; le meunier riposta et tira juste, si bien que les assiégeants, inquiétés par les pertes qu’ils subissaient et convaincus que le moulin était plein d’hommes armés, envoyèrent un parlementaire qui offrit une capitulation honorable. La garnison accepta et Jacques Bonhomme sortit avec armes et bagages, mais sans tambour, et pour cause : il était seul… »
>>> [Berniard cite Lesson (Annales maritimes et coloniales, 1820) et reprend le nom de Jacques Bonhomme cité originellement par Silvestre].
Décryptage
Le moulin
Le moulin était situé à l'emplacement du bastion nord-ouest de la fortification du bourg, d'où les toponymes bastion du moulin, batterie du moulin, porte du moulin. On ignore précisément quand l'édifice éolien a été détruit, mais il est fort possible qu'il existait encore au début du XXe siècle comme l'atteste une carte postale ancienne, le cliché ayant probablement été pris entre 1905 et 1910 (2).
Le moulin était situé à l'emplacement du bastion nord-ouest de la fortification du bourg, d'où les toponymes bastion du moulin, batterie du moulin, porte du moulin. On ignore précisément quand l'édifice éolien a été détruit, mais il est fort possible qu'il existait encore au début du XXe siècle comme l'atteste une carte postale ancienne, le cliché ayant probablement été pris entre 1905 et 1910 (2).
De nos jours, lorsque l'on se rend sur les lieux, on peut constater la présence d'une meule plantée à la verticale dans la terre. On peut également remarquer que l'herbe à proximité dessine un arc de cercle vert clair par rapport à la végétation alentour. L'herbe de cet arc est plus rase qu'ailleurs et dépourvue de fleurs, indiquant de fait qu'une substructure maçonnée est donc encore forcément en place.
En effet les meilleurs indices révélateurs des sites archéologiques sont les anomalies de croissance des plantes. Les structures archéologiques sont principalement de deux types : les fosses et les fossés comblés par des accumulations de terre et les fondations des bâtiments. Les fosses retiennent l'eau alors que les murs en pierre assèchent plus vite le sol. À l'aplomb des fosses, les plantes sont plus denses, plus hautes et mûrissent plus tardivement. A l'inverse, au-dessus des murs, les plantes poussent moins bien et jaunissent plus tôt (3). |
L'identité du meunier
Au regard des registres paroissiaux de l'île d'Aix, consultables sur le site Internet des archives départementales de la Charente-Maritime (4), le meunier ne s'appelait nullement Jacques Bonhomme, comme le nomme Jules Silvestre, mais Jean Rouillon (ou Rouillion, les deux occurrences étant mentionnées dans les registres). D'ailleurs, aucun Jacques Bonhomme ne résidait sur l'île.
Alors, pourquoi l'avoir nommé ainsi ?
En 1358, un certain Guillaume Carle conduisit la Grande Jacquerie (du sobriquet "Jacques", désignant les paysans, terme apparu au XIVe siècle) contre les nobles alors considérés comme des oppresseurs ; le climat est d'autant plus tendu que la guerre de Cent Ans a commencé depuis une vingtaine d'années. Le meneur des révoltés fut surnommé Jacques Bonhomme par Jean Froissart, chroniqueur contemporain de cette Grande Jacquerie.
Ainsi, on peut supposer que Silvestre a volontairement nommé le meunier Jacques Bonhomme (ignorant probablement son véritable nom) pour en faire un personnage emblématique, à l'image d'un résistant combattant farouchement les oppresseurs, à savoir, dans notre cas, les soldats britanniques.
Au regard des registres paroissiaux de l'île d'Aix, consultables sur le site Internet des archives départementales de la Charente-Maritime (4), le meunier ne s'appelait nullement Jacques Bonhomme, comme le nomme Jules Silvestre, mais Jean Rouillon (ou Rouillion, les deux occurrences étant mentionnées dans les registres). D'ailleurs, aucun Jacques Bonhomme ne résidait sur l'île.
Alors, pourquoi l'avoir nommé ainsi ?
En 1358, un certain Guillaume Carle conduisit la Grande Jacquerie (du sobriquet "Jacques", désignant les paysans, terme apparu au XIVe siècle) contre les nobles alors considérés comme des oppresseurs ; le climat est d'autant plus tendu que la guerre de Cent Ans a commencé depuis une vingtaine d'années. Le meneur des révoltés fut surnommé Jacques Bonhomme par Jean Froissart, chroniqueur contemporain de cette Grande Jacquerie.
Ainsi, on peut supposer que Silvestre a volontairement nommé le meunier Jacques Bonhomme (ignorant probablement son véritable nom) pour en faire un personnage emblématique, à l'image d'un résistant combattant farouchement les oppresseurs, à savoir, dans notre cas, les soldats britanniques.
Pertes humaines et blessés
Mais l'histoire est-elle vraie ? On peut sévèrement en douter. En effet, dans la Relation véritable de la dernière grande expédition [...] par un volontaire qui a assisté à cette expédition, datée de 1757, on peut lire :
Mais l'histoire est-elle vraie ? On peut sévèrement en douter. En effet, dans la Relation véritable de la dernière grande expédition [...] par un volontaire qui a assisté à cette expédition, datée de 1757, on peut lire :
« (...) Les deux jours suivants furent employés à faire sauter les fortifications à demi achevées de l’Isle d’Aix et pour qu’il ne fut pas dit que cette fameuse expédition ne nous avait pas coûté une goutte de sang, on s’y prit avec si peu d’adresse que l’on fit sauter en même tems quelques-uns de nos propres soldats ; cela fait nous bravâmes hardiment l’ennemi et reprîmes le 1er 8bre en toute diligence la route de nos ports où nous arrivâmes sains et saufs le 6 du même mois. »
La compilation des archives anciennes nous permet de connaître le nombre des blessés et tués, dans chaque camp :
- 2 soldats de marine tués et 11 matelots blessés sur le Magnanime.
- 1 homme tué et 7 blessés dans le fort de la Rade.
- 2 matelots et 2 soldats (5th Foot) tués et 1 sergent blessé lors de la destruction du fort par les mines.
Aucun mort ou blessé attesté lors d’une hypothétique attaque du moulin. L'histoire est belle, mais l’événement semble donc malheureusement légendaire. Jusqu'à preuve du contraire... !
- 2 soldats de marine tués et 11 matelots blessés sur le Magnanime.
- 1 homme tué et 7 blessés dans le fort de la Rade.
- 2 matelots et 2 soldats (5th Foot) tués et 1 sergent blessé lors de la destruction du fort par les mines.
Aucun mort ou blessé attesté lors d’une hypothétique attaque du moulin. L'histoire est belle, mais l’événement semble donc malheureusement légendaire. Jusqu'à preuve du contraire... !