Essai d'identification d'une épave sur la côte occidentale de l'île d'Aix
Parmi la masse incommensurable d'archives que je possède, un document [ci-dessus] m’a toujours intrigué : il s’agit du plan de l’île d’Aix dressé le 23 septembre 1757, le jour même de sa prise par les Anglais, que l'on peut notamment voir dans l'espace muséographique de la batterie de Jamblet. Dans l’ensemble, la représentation est correcte, mis à part l’ajout au fort de la rade d’un bastion côté ouest qui n’a jamais existé, et que Duplais des Touches reproduira ultérieurement dans son ouvrage sur Fouras (2). Cette carte avait pour objectif de repérer l'intégralité de l'île avec un maximum de détails en vue d'en faire une base d'opération pour conduire l'expédition vers Rochefort. Ainsi on ne peut mettre en doute l’existence d’une épave échouée sur le rocher de Jamblet, dessinée sur ladite carte et où l'on peut lire « Wreck ». Mais quelle était ce vestige de navire, réduit à l’état de carcasse ?
Il semble bien qu’il s’agisse des restes de l’Eole, vaisseau de 64 canons à deux ponts, construit à Toulon à partir de 1731 et en service actif en 1735.
Une source indiscutable, consignée dans le Bulletin de la société d’études scientifiques et archéologiques de Draguignan, tome XXX, 1914-1915, fait état de l’échouage de ce vaisseau près de l’île d’Aix en 1745 alors qu'il rentrait de mission pour désarmer. Cette source est un extrait des journaux de campagnes tenus par Louis-Auguste de Lyle-Taulane, alors enseigne de vaisseau en 1745 avant de se retirer du service actif en 1777 avec le grade de chef d'escadre. Voici retranscrit ad litteram la source en question :
« 10e campagne (1744-1745)
Campagne en escadre sous les ordres de M. le chevalier de Piosins, en course contre les Anglais.
Parti de Toulon, le 22 août 1744, arrivé le 30 mai 1745 à bord de l’Eole commandé par M. de Jullien, capitaine de vaisseau et major de la marine au port de Toulon ;
Campagne où nous avons eu le malheur de perdre notre vaisseau à Rochefort près de l’île d’Aix, le 30 may 1745.
Retourné à Toulon par terre j’y suis arrivé le 10 septembre 1745 ; j’ai eu congé pour aller à Grasse y rétablir ma santé ; j’y suis arrivé le 17 septembre 1745…
… Le 30 mai 1745 l’escadre mouilla dans la rade de l’île d’Aix à l’embouchure de la rivière de Rochefort ; nous avions dans notre vaisseau 300 hommes malades des fièvres malignes, beaucoup de scorbut.
Guidé par un mauvais pilote qu’on nous donna à Belle îsle, M. de Jullien et aucun de nous n’ayant été à cette rade, nous eûmes le malheur d’échouer notre vaisseau l’Eole sur un fond de roche, tout proche de l’île d’Aix. Nous marchions le premier, et à une heure après midy nous vîmes notre vaisseau sur la côte ; on coupa tout de suite tous ses mâts ; nous sauvâmes tout le monde, mais le vaisseau est perdu totalement pour le Roy.
Nous fûmes à Rochefort ; j’y ai essuyé une maladie très dangereuse occasionnée par les fièvres malignes.
A la fin de juin, on tint un conseil de guerre pour la perte de l’Eole ; M. de Jullien mis hors de cause et de procès et blanchi comme neige, et son pilote-cotier défense à lui de piloter dorénavant les vaisseaux du Roy, - telle est la fin d’une triste et pénible campagne que je n’oublierai jamais…
J’ai perdu mes hardes et le journal que j’avais fait exactement jour par jour dans cette campagne qui a été de neuf mois huit jours. »
Le cahier porte cette note mélancolique :
« J’espère que je serai plus heureux à l’avenir ; mais notre marine jette un vilain coton, n’ayant plus que des vieux navires, aussi on ne fait plus de promotions. »
Le Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, tome LXXXII, 1962, (pages 31 et 32) donne plus de détail sur les raisons du naufrage :
« (...) Ce vaisseau commandé par M. Julien capitaine de vaisseau, major de la Marine à Toulon, faisait partie de l’escadre de M. le Chevalier de Piosin qui, après une campagne aux Îles, rentrait en 1745 désarmer tous ses vaisseaux à Rochefort en raison de la grande quantité de malades des équipages.
Voici d’après l’interrogatoire de l’enseigne de vaisseau du Bos devant la commission, chargée en juillet de déterminer les responsabilités du commandement et les charges relevées contre le pilote côtier, les circonstances de la perte de ce vaisseau près de l’île d’Aix.
Le 30 mai 1745, vers onze heures du matin l’Eole s’engageait dans le pertuis entre l’île de Ré et l’île d’Oléron, ayant à bord le pilote Joseph Hardouin embarqué dans la relâche que l’escadre avait faite à Belle-Île en atterrissant. Les vents étaient variables de S.-O. avec un gros temps chargé de grains. L’Eole naviguait avec un ris dans ses basses voiles en suivant le Terrible, le reste de l’escadre à une lieue derrière. Le pilote avait la direction de la route. Le Terrible ayant cargué et serré sa grand’voile, M. Julien engagea le pilote à l’imiter, ce qui fut fait. Quelques instant plus tard, le Terrible cargua et serra sa misaine, et la même manœuvre proposée au pilote fut exécutée ; on était alors dans les eaux et à portée de voix du Terrible qui mit en panne. L’Eole avec ses deux huniers le dépassa sous le vent, et un grain cacha le Terrible, alors qu’on était à une petite lieue de l’île d’Aix. Le pilote s’opposa à la demande de serrer le grand hunier, puis y consentit quelques minutes plus tard. Le Solbeck, mouillé en rade, tira à ce moment deux coups de canon de semonce pour avertir du danger, l’Eole hissa son foc pour arriver et amortir sa vitesse ; on cria de mouiller et d’amener les voiles toutes à la fois, mais après avoir filé un câble, le navire porté à la côte toucha. On eut beaucoup de peine à mettre les chaloupes dehors, à amener les vergues sur les taquets, et faute de monde pour la manœuvre, on ne réussit pas à amener les mâts ; on voulut faire porter une ancre par les chaloupes venues de l’escadre, mais la grosse mer les empêcha de la prendre. L’eau commençait à monter dans la cale et on prit le parti d’évacuer les 300 malades. L’échouage ayant eu lieu vers les deux heures et demi [sic] de l’après-midi à la pleine mer, le navire ne put être sauvé et fut perdu. »
Après moult discussions avec de brillants chercheurs en marine et modélisme d'arsenal, l'Eole est ainsi identifié d'après ce que m'a fourni le spécialiste de l'architecture navale Gérard Delacroix (4), en citant l'ouvrage d'Alain Demerliac (5) :
« L’Éole est répertorié comme étant un vaisseau de 64 canons construit à l'arsenal de Toulon par François Coulomb (fils)
- Mise en chantier : janvier 1731
- Lancement : 30 décembre 1733
- Achèvement : mai 1735
- Naufragé sur l’île d’Aix le 31 mai 1745 ne pouvant manœuvrer avec 340 hommes malades à bord.
- Dimensions : (L x l x c) 144 x 40'4" x 19' Tirants d'eau 20' et 20'9"
- Équipage : (paix/guerre) 6/13 officiers et 400/440 hommes
- Armement : 64 canons : 26 de 24 livres sur la première batterie, 26 de 12 livres sur la seconde batterie (les derniers sabords bâbord et tribord de la seconde batterie ne sont pas armés en période de paix ; quand il l'est, le vaisseau compte alors 66 canons) et 12 de 6 livres (8 sabords pour le gaillard d'arrière et 4 sabords pour le gaillard d'avant qui ne sont pas toujours visibles physiquement ; on dit qu'ils sont "à barbette" c'est à dire au dessus du plat-bord).
Les sculptures ne nous sont pas parvenues, c'est le maître-sculpteur du port qui faisait sa proposition, validé ensuite ou pas par le ministre. »
En effet, en regardant le plan, on constate qu'aucune décoration n'est visible, aussi bien le château de poupe que la figure de proue.
Gageons que ces éléments devaient être de très bonne facture dans la mesure où le maître-sculpteur de Toulon était Jean-Ange Maucord (Aix-en-Provence, 1671 ; Toulon, 1761), aussi appelé Lange-Maucord, nommé en 1731 maître-sculpteur entretenu par le comte de Maurepas, ministre de la marine. Il est mis à la retraite le 15 octobre 1760. La porte de l'arsenal de Toulon (aujourd'hui porte du musée de la Marine) est son œuvre [ci-contre]. L'intendant de la marine de Toulon le recommanda vivement à Maurepas, disant de lui qu'il était (6): |
« Le plus habile sculpteur de la province et celui qui entendait le mieux la sculpture des vaisseaux. »
Quelques jours après l'échouage, deux membres de l'équipage, victimes des maladies, furent inhumés dans le cimetière paroissial de l'île d'Aix par le curé Trouillard (8) :
Une autre source (9) fait état des décès de l'Hôpital de la Marine à Rochefort entre juillet 1745 et décembre 1757. parmi ces morts, on retrouve des hommes de l'Eole :
Soit au moins 24 morts sur 300 hommes malades.
Ainsi, il n'est pas impossible que 12 ans après son échouage, le spectre de l'Eole hantait encore, en 1757, le rocher de Jamblet. Rongé petit à petit par le temps et les vagues, seules subsistaient les parties des œuvres vives de l'ancien vaisseau réduit à sa quille, quelques couples, quelques morceaux de vaigrage et de bordage encore en place.
Jusqu'à preuve du contraire...
- 02.06.1745 - MALESPINE Jean, Domestique, 20 ans, provençal
- 10.06.1745 - DOUDON François, Second canonnier, 60 ans
Une autre source (9) fait état des décès de l'Hôpital de la Marine à Rochefort entre juillet 1745 et décembre 1757. parmi ces morts, on retrouve des hommes de l'Eole :
- 01.07.1745 - DEMITRE Antoine, Matelot de l'Eole
- 02.07.1745 - GUERLEMI Bernard, Matelot de l'Eole, Marseille
- 03.07.1745 - DUROC (dit Languedoc) Jean, Soldat sur l'Eole
- 04.07.1745 - OLIVE Jean, Matelot de l'Eole
- 07.07.1745 - BICHON Jean-Baptiste, Matelot sur l'Eole
- 09.07.1745 - LE GENDRE Jean-Baptiste, Matelot de l'Eole
- 11.07.1745 - BERAUD Joseph, Canonnier de l'Eole
- 11.07.1745 - DOLLÉ Pierre, Soldat de Beaumont sur l'Eole
- 15.07.1745 - AUBINGUE Remond, Matelot de l'Eole
- 15.07.1745 - BEGUIN André Pascal, Matelot de l'Eole
- 18.07.1745 - ECAIRE Jean, Matelot de l'Eole
- 19.07.1745 - FLEURI Jean-Louis, Matelot de l'Eole
- 19.07.1745 - GENIER Charles, Pilotin de l'Eole
- 20.07.1745 - CARNAVAL Gilles, Soldat de Montmore sur l'Eole
- 20.07.1745 - BREMOUS François, Matelot de l'Eole
- 20.07.1745 - ORGIVET Pierre, Matelot de l'Eole
- 21.07.1745 - DANIEL Michel, Matelot de l'Eole
- 21.07.1745 - AUTEAU Martin, Matelot de l'Eole
- 29.07.1745 - BLANCARD Pierre, Matelot de l'Eole
- 30.07.1745 - HONORÉ Jean, Matelot de l'Eole
- 03.08.1745 - BIDAL François, Matelot de l'Eole
- 07.08.1745 - BUREAU (dit Bienvenu) Augustin, Soldat sur l'Eole
Soit au moins 24 morts sur 300 hommes malades.
Ainsi, il n'est pas impossible que 12 ans après son échouage, le spectre de l'Eole hantait encore, en 1757, le rocher de Jamblet. Rongé petit à petit par le temps et les vagues, seules subsistaient les parties des œuvres vives de l'ancien vaisseau réduit à sa quille, quelques couples, quelques morceaux de vaigrage et de bordage encore en place.
Jusqu'à preuve du contraire...
Addendum Le mardi 27 décembre 2016, j'ai visité une petite exposition dans le restaurant des Longitudes, installé dans l'ancien corps-de-garde de la Corderie royale de Rochefort. Quelques cartes anciennes de l'embouchure de la Charente s'affichaient sur les murs. L'une d'elle a particulièrement retenu mon attention. Cette carte, datée de 1775, est l'oeuvre de M. Digard de Kerguette, ancien ingénieur du roi. En observant l'île d'Aix, le rocher de Jamblet est annoté ainsi "le petit nord de Jamblet où se perdit l'Eole en 1745". J'ai pu en prendre une photographie relativement médiocre avec mon téléphone portable [ci-dessous, à droite]. Ainsi le vaisseau que je pensais avoir avoir identifié était bien le bon. |